La réunion

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Mardi 6 avril 2023

La séance est ouverte à dix-huit heures trente.

(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)

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Monsieur le ministre, je vous remercie de vous être rendu disponible rapidement pour répondre à nos questions, partager avec nous votre expérience à la tête d'une grande administration et d'un grand ministère, et nous aider à mieux comprendre les ingérences étrangères, tentées ou effectives, à l'égard des entreprises, de la recherche et des brevets que le travail et le génie des Françaises et des Français ont permis d'accumuler.

Cette réunion constitue en quelque sorte un volet complémentaire de votre audition par la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France, à laquelle j'ai participé. Vous aviez alors soulevé des questions qui m'ont interpellé, et j'ai estimé que votre expérience était essentielle pour la compréhension des enjeux sur lesquels nous travaillons.

Par ailleurs, je ne vous cache pas que le procureur de la République financier, lors de son audition, qui n'était pas à huis clos, a choisi d'axer sa présentation liminaire, sans que nous lui ayons demandé quoi que ce soit, sur le travail du parquet national financier (PNF) contre les ingérences liées au droit extraterritorial américain en matière économique et industrielle. Il m'a semblé essentiel de vous entendre en complément, ce que nous n'aurions peut-être pas fait autrement : cette audition a orienté nos travaux d'une manière nouvelle.

Nous avons également entendu, la semaine dernière, M. Michel Sapin, qui a été deux fois ministre de l'économie et des finances. Il a partagé avec nous son expérience, particulièrement intéressante, et son analyse. Le hasard de la vie a voulu que deux lois portent son nom : les lois Sapin 1 et 2, lesquelles ont donné un cadre à la protection de notre démocratie contre les ingérences économiques et financières étrangères, d'abord dans les années 1990, puis durant le mandat de François Hollande – il s'agissait alors, c'est en tout cas mon analyse, d'une réaction aux ingérences américaines. Vous nous direz sans doute ce que vous en pensez.

Nous sommes très honorés par votre présence parmi nous. Avant de vous donner la parole pour un exposé liminaire, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Arnaud Montebourg prête serment.)

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Arnaud Montebourg

Je vous remercie de votre invitation. Compte tenu de l'ampleur du sujet de votre commission d'enquête je ne pourrai évidemment répondre à tout, les ingérences étant multiples. S'agissant des ingérences économiques et financières de puissances étrangères, j'espère néanmoins que l'expérience que j'ai accumulée lorsque j'étais aux responsabilités entre mai 2012 et août 2014 pourra contribuer à l'analyse de la représentation nationale et de tous ceux qui voudront s'inspirer de vos travaux.

Nous sommes dans un état de guerre économique mondiale. On pourra trouver ces mots excessifs, mais c'est exactement ce que l'on constate. Le « doux commerce » de Montesquieu est aujourd'hui bien loin. Comme l'a théorisé Mme Suzanne Berger, professeure au MIT, dans un livre fondateur, une première mondialisation, antérieure à 1914, a mené à la confrontation des puissances. La bataille économique pour les matières premières et la capture des marchés a conduit les puissances occidentales à s'affronter. Nous avons ensuite vécu un nouveau cycle de mondialisation après la naissance de l'Organisation mondiale du commerce, entre 1994 et 2001, qui s'est traduit, pour résumer, par l'entrée de la Chine sans aucune contrepartie dans le commerce mondial et par un abaissement massif et généralisé des droits de douane, lequel a empêché les nations d'exercer ce qui leur restait de pouvoir sur les échanges économiques et les risques de concurrence déloyale.

Il y aurait beaucoup à dire sur les raisons de cette mondialisation qui n'est pas tombée du ciel : ce n'est pas une donnée économique ou technologique, mais d'abord un fait politique. Des générations de dirigeants politiques ont décidé qu'il en serait ainsi. Je vous renvoie au livre d'un autre professeur américain, Rawi Abdelal, qui a expliqué, dans une analyse de la globalisation, comment était né cet abaissement massif des droits de douane ayant permis une compétition encore plus dure et sauvage, laquelle ne s'est pas faite au détriment de tous mais de pays tels que la France. Ce n'est pas pour rien que dans deux grands pays occidentaux, le nôtre et les États-Unis d'Amérique, les enquêtes d'opinion font ressortir, depuis environ une quinzaine d'années, des réponses toujours négatives à la question des bénéfices de la mondialisation : ces deux pays sont en effet de grands perdants dans cette révolution juridico-politique devenue une révolution culturelle, technologique et économique.

Si vis pacem, para bellum, disaient les Romains : si vous voulez la paix, préparez la guerre. Nous ne sommes absolument pas préparés à la guerre alors que nous avons à subir un certain nombre d'ingérences économiques à l'égard de nos entreprises. Je veux en rappeler quelques exemples pour éclairer votre commission d'enquête.

Lorsque, après les événements du 11 septembre 2001, le président Chirac a décidé, en 2003, d'exercer le droit de veto de la France au Conseil de sécurité des Nations unies contre l'invasion de l'Irak par une coalition occidentale, les États-Unis d'Amérique, qui contrôlaient les catapultes de notre porte-avions, le Charles-de-Gaulle – nous n'en avons qu'un, mais il est tout à fait stratégique –, ont appliqué, en rétorsion, un embargo unilatéral sur l'approvisionnement d'une pièce stratégique qui était de facture américaine. Le général Bentégeat a dit que nous avions alors été obligés de mettre en maintenance le Charles-de-Gaulle entre six mois et un an, en raison de cette mesure de rétorsion d'un État étranger supposément ami de la France mais qui avait décidé de nous mettre à l'amende.

C'était une forme d'ingérence et de non-respect de la position du gouvernement de l'époque. Celui-ci avait dit non au Conseil de sécurité, selon les formes du multilatéralisme juridique onusien, et il s'est vu sanctionner sur les moyens de sa défense nationale. C'était une ingérence politique, juridique et économique dans notre souveraineté, ingérence d'ailleurs réitérée – je vous en donnerai d'autres exemples – et à laquelle nous pourrions encore avoir à faire face. Si je l'évoque devant votre commission c'est parce qu'il faut en tirer les leçons et nous préparer à combattre les tentatives futures, lesquelles pourraient revêtir une intensité nouvelle.

Lorsque General Electric a racheté Alstom, l'histoire est désormais bien connue de la représentation nationale et de l'opinion publique, cette société a fait l'acquisition de ce qu'on appelle « l'îlot conventionnel » à la sortie de nos cinquante-huit réacteurs nucléaires civils et de tous les autres réacteurs nucléaires équipés de la turbine Arabelle, qui assure la conversion de la vapeur en électricité. General Electric s'est servi de cette turbine fabriquée dans l'usine de Belfort pour exercer un chantage sur EDF, à qui il a demandé d'accepter une augmentation unilatérale des prix des pièces de rechange. EDF, qui par ailleurs n'avait pas bougé le petit doigt pour lutter contre le rachat d'Alstom, ayant opposé une fin de non-recevoir, General Electric a fait une grève de la maintenance pendant plusieurs mois, en 2016 – ces faits sont aujourd'hui publics –, pour faire pression. M. Lévy, qui présidait alors EDF, s'en est ému dans une lettre qui expliquait que ce n'était pas admissible entre gens courtois. Il y avait là une forme de naïveté que je déplore. Si l'on veut se protéger contre ce type d'ingérence, il faut être capable de ne pas laisser acheter ses entreprises et d'en racheter d'autres. Ce n'est pas le fait d'autrui qui était en cause, mais notre propre fait – celui d'avoir été soit naïf, soit impuissant, soit faible.

Pour élargir le champ des ingérences, on pourrait également évoquer la question des métaux rares : je vous renvoie sur ce point aux travaux d'un chercheur et journaliste, tout à la fois enquêteur et analyste, M. Guillaume Pitron, qui a écrit sur le sujet un très beau livre – actualisé depuis lors, me semble-t-il. Vous auriez intérêt à l'entendre sur certains détails.

Les Chinois disposent du contrôle de 44 % des métaux rares, si ma mémoire est bonne, ce qui leur permet de maîtriser l'essentiel de l'industrie actuelle. Ils ont augmenté leur influence sur les marchés puisqu'ils en font les prix. Ils sont en mesure de leur faire faire le yoyo en les faisant chuter ou monter artificiellement pour obtenir la maîtrise des marchés. Quand ils font baisser les prix, ils mettent en faillite les usines concurrentes. C'est arrivé à la France : une usine de magnésium dans le sud du pays, en Haute-Garonne me semble-t-il, a été fermée parce que les prix mondiaux, fixés sous influence chinoise, ont chuté, sans aucune réaction des autorités européennes ou françaises, bien sûr, car le marché est sacré dans l'idéologie dominante. Le magnésium a ensuite vu son prix remonter en raison de la rareté, de la pénurie dont s'étaient rendus maîtres le gouvernement chinois et ses outils économiques – les entreprises qu'il contrôle – et il était alors tout à fait rentable de reprendre l'exploitation de la mine dont on l'extrait.

Les Américains eux-mêmes ont été victimes de ce type d'ingérence par une action sur le marché et des mesures de dumping pour provoquer la fermeture de mines concurrentes. Les grandes mines de métaux rares ont été très souvent en difficulté, au bord de la faillite. Les Allemands et les Japonais ont pris des décisions consistant à accepter de payer plus cher, mais aucune mesure de sanction n'a été prise contre l'habile dumping mis en œuvre par un gouvernement qui agit par ingérence, utilisant la croyance des autres dans le marché pour mettre en difficulté les entreprises qui assurent l'approvisionnement de leur industrie. Qui contrôle le minerai, je le rappelle, contrôle l'industrie.

Je rappelle aussi qu'il est tout à fait probable que la Chine décide, à un moment ou à un autre, d'appliquer des mesures d'embargo, de contrôle des approvisionnements et des exportations non seulement sur les terres rares, comme aujourd'hui, mais aussi sur les produits semi-transformés, les composants de batteries dont nous sommes dépendants. Les Chinois disposent ainsi de la capacité de nous vendre en quasi-monopole leurs propres batteries, complètes et même sur des véhicules. Je me permets de donner l'alerte sur ce point, car les ingérences sont monnaie courante et elles ne provoquent aucune réaction à la hauteur de ce qu'elles mériteraient.

Je veux aussi aborder, après ces exemples pratiques, la question des ingérences fondées en droit, à commencer par le mécanisme ITAR, International Traffic in Arms Regulations, que nous subissons en matière de défense nationale. ITAR est l'équivalent de nos autorisations d'exportation de matériel de guerre. La liste fixée par l'administration américaine comporte 20 000 références. Il suffit qu'un seul de ces 20 000 composants soit fabriqué aux États-Unis pour que l'administration américaine puisse non seulement sanctionner de façon rétroactive, si jamais cela lui avait échappé – j'y reviendrai –, une entreprise pour violation d'une interdiction de vente ou pour absence d'autorisation de vente, mais aussi infliger des mesures de blocage et des amendes extrêmement élevées.

J'en donnerai quelques exemples pour votre édification personnelle. Nous avons eu l'interdiction de vendre des Rafale à l'Égypte en 2018 parce que quelques composants figuraient sur la liste américaine, laquelle comprend même des vernis et des peintures. J'ai entendu l'ancienne ministre des armées Florence Parly dire, il y a deux ou trois ans, qu'il s'agissait là d'un processus rétroactif, extraterritorial et intrusif, et elle avait parfaitement raison. La « désitarisation » de notre économie justifierait que pour chaque composant que nous utilisons – par exemple dans les missiles de MBDA, qui ont fait l'objet de mesures américaines, ou pour le matériel de la branche militaire d'Airbus, qui a subi une amende de 233 millions de dollars en 2020 –, nous menions un programme systématique de relocalisation : cela nous permettrait de ne plus être assujettis aux ingérences permanentes d'une administration qui utilise des armes extraterritoriales contre notre industrie.

On peut aller encore plus loin dans la gradation des ingérences : j'en viens au fameux Foreign Corrupt Practices Act, ou FCPA. Ce texte date, je crois, des années 1980, mais il n'était pas utilisé à cette époque parce qu'internet n'existait pas et que les agences de renseignement américaines ne s'étaient pas mises à utiliser les informations sur le plan économique. Selon les révélations d'Edward Snowden, 75 millions de conversations, de mails, ont été exploités en France, contre nous : c'est une ingérence. Cela visait le Président de la République, les ministres, notamment à l'époque où j'exerçais moi-même cette fonction – j'étais obligé d'utiliser des téléphones cryptés car nous avions eu connaissance de ce qui se passait – et de grandes entreprises.

L'accélération des poursuites orchestrées par le Department of Justice (DOJ), le ministère américain de la justice, s'est traduite, entre 2008 et 2017, par la condamnation de vingt-six entreprises, dont vingt et une n'étaient pas américaines. On voit vers qui est dirigé l'usage du FCPA. Dans l'affaire Alstom, comme je l'ai dit devant la commission d'enquête sur la souveraineté énergétique, M. Pierucci, qui a perdu deux années de sa vie en prison aux États-Unis, s'est vu mettre sous le nez, au mépris des règles de prescription, des informations qui remontaient à dix ans. Un million de mails avaient été capturés. Comment peut-on accepter que des entreprises et leurs employés soient poursuivis, dix ans après les faits, sur la foi de 1 million de mails dont la lecture prendrait trois années entières à un cabinet d'avocats ? Comment peut-on admettre ce type d'ingérence extraterritoriale ?

Dans cette affaire, les États-Unis d'Amérique n'étaient en effet nullement victimes d'un quelconque préjudice : cela ne concernait ni une entreprise américaine ni le territoire américain, puisque le contrat incriminé avait été conclu entre l'Indonésie et Alstom. C'était une violation de notre souveraineté, une ingérence dans la vie de nos entreprises, une écoute illégale, face à laquelle les protestations ont été d'un faible niveau sonore, politiquement et diplomatiquement, et une atteinte à nos intérêts nationaux. Je hausse légèrement le ton pour essayer de faire comprendre ce qu'il en est à la représentation nationale et à votre commission d'enquête, à laquelle je sais gré d'offrir une occasion de faire le point sur ces problèmes déjà connus.

Si nous ne faisons rien nous finirons coupés en rondelles, et dans peu de temps car tout cela va très vite. Il suffit de regarder le nombre d'entreprises françaises qui ont été condamnées et rachetées ensuite. BNP Paribas a subi une amende de 9 milliards de dollars, mais n'a pas été rachetée – cela ne devait pas intéresser les Américains –, contrairement à Alstom qui était sous la menace d'une amende de 750 millions, excusez du peu. Il y a eu d'autres exemples, comme InVision, qui faisait l'objet de poursuites de la part du DOJ et a été racheté par General Electric il y a quelques années. C'est une stratégie : de grandes entreprises américaines travaillent avec le gouvernement des États-Unis qui utilise le bras armé de la justice, lequel exploite les ressources d'agences de renseignement créées pour lutter contre le terrorisme et mobilisées ici à d'autres fins. Et on se laisse faire, je le dis pour l'édification de la représentation nationale.

L'usage des sanctions peut aller encore plus loin : on l'a vu avec l'Iran. Nous avions, avec Peugeot, 30 % du marché automobile iranien. M. Trump a décidé de dénoncer unilatéralement l'arrangement conclu entre les puissances occidentales et la République islamique d'Iran dans le domaine du nucléaire. Cet accord, qui reposait sur une forme de limitation de l'investissement iranien dans le nucléaire civil, avait été obtenu par M. Obama, et le gouvernement français y avait aussi consacré beaucoup d'efforts, ce dont je m'étais réjoui à l'époque. La dénonciation unilatérale de cet accord a eu pour conséquence de remettre en vigueur des sanctions internationales contre toutes les entreprises qui avaient eu l'idée de commercer avec l'Iran. Or il se trouve que Peugeot lui vendait 450 000 véhicules par an, assemblés sur place. Les sanctions ont conduit Peugeot à plier bagage et à laisser le champ libre aux entreprises américaines, qui ont commencé à exporter vers l'Iran. On voit bien comment les règles internationales sont utilisées de façon perverse, hypocrite, faussement vertueuse, au profit de la puissance.

Attention : j'ai lu quelque part qu'un FCPA chinois était en cours d'élaboration. Nous allons donc nous retrouver avec d'autres lois extraterritoriales. Dans ces conditions, il ne nous reste plus qu'à adopter les nôtres, pour que tout cela s'annule.

Nous avons nous-mêmes péché par naïveté et faiblesse. Nous ne sommes pas équipés pour faire face aux intrusions permanentes et nous subissons une intensification des attaques contre nos intérêts. Branle-bas de combat, donc ! Voilà mon point de vue.

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En tant que ministre du redressement productif, vous avez été à la tête d'une administration riche en services divers, dont certains étaient habilités à travailler dans le domaine de l'intelligence économique. Pouvez-vous nous expliquer de quelle manière ces services fonctionnaient, comment ils vous mettaient au courant et selon quelle fréquence ? Aviez-vous des réunions avec eux ? Comment les choses étaient-elles structurées ? Ces services l'étaient-ils eux-mêmes ? Entre le moment où vous avez pris vos fonctions et celui où vous avez dû les quitter, avez-vous changé le mode de fonctionnement de ces services ?

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Arnaud Montebourg

Ils sont placés sous l'autorité du Premier ministre. Il est extrêmement difficile pour un ministre, fût-il de plein exercice, de demander une réforme du fonctionnement d'un service du Premier ministre.

Quoi qu'il en soit cela ne fonctionnait pas puisque je n'ai eu aucune information : j'ai appris dans la presse l'essentiel des attaques qui nous étaient réservées ! Lorsque, pour la reprise d'une usine stratégique qui suscitait peu de candidatures, j'avais besoin de renseignements, par exemple au sujet de candidats venus de l'étranger et au profil un peu bizarre, j'avais à ma disposition des services de renseignement économique efficaces, que je veux saluer. Ils faisaient toutefois ce travail à la demande, jamais de leur propre leur initiative.

Il est très difficile de faire évoluer un service sur lequel vous n'avez pas autorité. Lorsque j'ai demandé à un directeur du renseignement extérieur s'il savait que nous étions écoutés, que nous étions rachetés à la découpe et que nous faisions l'objet d'une attaque d'État, sa réponse fut que nous ne pratiquions aucune réciprocité, que nous ne ripostions pas, pour des raisons que j'ignore puisque ce domaine ressortit au Président de la République qui en fixe les orientations pour les services. S'agissant du fonctionnement de l'État, nous aurions pourtant intérêt à ce que le ministère de l'économie soit associé.

Quant aux évolutions qui ont eu lieu depuis, je n'ai pas d'informations. Il faudrait que vous interrogiez les acteurs concernés.

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Vous avez évoqué un contexte particulier, notamment la révélation de certaines écoutes. Vous avez été en fonctions pendant près d'un an après le début de l'affaire Alstom, que vous avez donc apprise par la presse. Avez-vous alerté le Premier ministre ? Avez-vous eu l'impression d'être entendu ? Il est vrai que le capital d'un nombre considérable, pour ne pas dire historique, d'entreprises stratégiques nous a échappé lorsque vous étiez au Gouvernement et dans les mois qui ont suivi – j'ai en tête Alstom, Alcatel, Technip, Lafarge.

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Essilor, également.

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Un phénomène de cette ampleur dans un temps aussi court était inédit. Avez-vous senti une réaction du côté de ce qu'on appelle un peu facilement les « grands corps », qui incarnent une permanence de l'État et veillent sur ses intérêts, et de celui des décideurs politiques ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

L'affaire Alstom a débuté en mars 2014 ; j'ai quitté mes fonctions en août 2014. Nous avons consacré l'essentiel de cette période à essayer de faire évoluer les arbitrages. L'application du décret du 14 mai 2014 relatif au contrôle des investissements étrangers, dit décret Montebourg, aurait permis d'éviter ce qui s'est passé par la suite. Le cas de Technip est survenu immédiatement après : la Banque publique d'investissement (BPIFrance) et l'Institut français du pétrole, qui siégeaient au sein du conseil d'administration, auraient pu voter contre la fusion mais ne l'ont pas fait. Nous aurions pu également bloquer les cessions de Lafarge et d'Alcatel, mais là non plus rien n'a été fait.

Les promoteurs de la transaction Lafarge, c'est-à-dire ses dirigeants, ont promis le maintien de l'ensemble des centres de recherche et du siège social sur le sol français – mais les promesses n'engagent que ceux qui les croient. Chaque fois que l'on nous vend le maintien des fonctions productives et de la recherche sur le sol national, le résultat est leur déménagement.

On nous vend une alliance entre égaux : cela n'existe pas. Il n'y a que des rachats. J'ai tenté cette solution pour les trois coentreprises d'Alstom afin de limiter les dégâts dans le domaine des énergies renouvelables, des réseaux et du nucléaire. C'était une manière de préparer l'avenir : si cela tournait mal chez General Electric, il aurait été possible de racheter ces trois entreprises et de reconstituer Alstom. Ces coentreprises ont été vendues par mon successeur. General Electric, pour qui les choses ont finalement mal tourné, cherche désormais à les revendre. L'avenir n'est jamais écrit et l'économie est un sport de combat.

Pour vous répondre, il n'y a pas eu de réaction telle que vous la suggériez, une réaction souverainiste mais selon moi nécessaire, organisée au niveau de l'administration. Celle-ci n'a pas d'autonomie : elle obéit à son chef, en l'occurrence le ministre. Si le ministre ne dit pas à son administration qu'il faut contrôler tous les investissements étrangers et surveiller tous les sujets, pourquoi voulez-vous qu'elle le fasse ? La responsabilité revient à ceux qui m'ont succédé et n'ont pas pris ces décisions. Ils ont certainement des raisons qu'ils vous exposeront, mais je juge que cette période aurait pu être beaucoup plus efficace dans la défense de nos intérêts économiques. Nous n'en serions certainement pas là si nous avions utilisé les outils qui sont à notre main et qui fonctionnent.

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À votre arrivée à Bercy, avez-vous eu un briefing sur ces enjeux, vous ou un membre de votre cabinet ? Mme Fleur Pellerin, alors ministre de la culture, avait déclenché une polémique lorsqu'elle avait été filmée dans son bureau avec son téléphone crypté encore emballé, ce qu'elle semblait d'ailleurs trouver très drôle. On peut pourtant estimer que la culture est, tout particulièrement en France, un enjeu de souveraineté et un enjeu économique et commercial qui ne méritent pas de second degré. Contrairement à elle, vous utilisiez ce téléphone crypté : cela relève-t-il de votre éthique personnelle ou bien aviez-vous été alerté sur ce sujet ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Mes directeurs de cabinet – j'en ai eu deux – se sont préoccupés de ces questions et, de leur propre initiative, avaient des rendez-vous réguliers avec les services de renseignement, avec lesquels nous avions une collaboration tout à fait fluide et positive. Toutefois le système d'échanges que nous avions mis en place était encore balbutiant car l'inquiétude commençait seulement à se faire jour. Les petites et les grandes entreprises subissaient des dégâts considérables ; tous les moyens étaient bons pour défendre nos intérêts. Tout cela aurait certainement dû être amplifié.

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Tous les services de l'État concernés, de près ou de loin, par le renseignement et la protection des intérêts français ont beaucoup évolué, renforçant leur armature dans le domaine de l'intelligence économique. Cela s'est construit au fur et à mesure de la perception d'une menace de plus en plus prégnante.

Vous avez parlé du décret Montebourg, renforcé depuis et rebaptisé décret Le Maire. Quel regard portez-vous sur les compléments apportés à votre décret initial, notamment à la faveur de la crise sanitaire ? Estimez-vous que ce décret, dans sa rédaction actuelle, est suffisamment protecteur au regard des nouveaux enjeux et de l'intensification des menaces qui pèsent sur les intérêts économiques français ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

À mes yeux, ce décret a été très utilement renforcé en s'étendant à d'autres secteurs, notamment les biotechnologies et la robotique. Reste que le sujet n'est pas tant la rédaction du décret que l'absence d'usage qui en est faite. Plutôt que de se focaliser sur son contenu, je préférerais qu'on l'applique régulièrement – sans forcément le crier sur tous les toits, d'ailleurs. J'ai déploré qu'on l'ait utilisé pour défendre Carrefour, qui n'était nullement menacé par le distributeur québécois Couche-Tard – les Québécois, qui voulaient entrer au capital, ne risquaient pas de partir avec les supermarchés Carrefour sous le bras ! Je ne pense pas, d'ailleurs, que le Canada ait une vision impérialiste, contrairement aux États-Unis ou à la Chine ; son comportement de nation humble le rapproche culturellement, je crois, de notre pays.

S'agissant du décret, un nombre important de petites entreprises passent sous le radar alors qu'elles sont d'une importance critique. Si nous laissons d'autres les racheter, ce qu'elles produisent viendra abonder la liste ITAR.

Je prendrai l'exemple de l'entreprise Segault. J'ai noué, à titre personnel, une alliance entrepreneuriale avec le fonds Otium Capital pour racheter cette entreprise qui fabrique des robinets pour nos sous-marins nucléaires ainsi que nos centrales nucléaires civiles et militaires. Ces pièces sont très importantes car elles concernent l'intérieur des réacteurs. Nous avons fait une offre de rachat de cette entreprise car sa maison mère canadienne, Velan, fait l'objet d'une offre publique d'achat (OPA) de la part d'une entreprise américaine, Flowserve Corporation. J'ai rendu publique la lettre que j'ai adressée au ministre, Bruno Le Maire, l'invitant à prendre des décisions dans ce dossier. Il est impensable que cette entreprise tombe dans le champ du droit américain en raison du Patriot Act, qui permet à l'administration américaine de poser, sans aucun contrôle, sans aucune autorisation judiciaire, toutes sortes de questions à une entreprise assujettie au droit américain sur des sujets qui relèvent du secret de fabrication de nos bâtiments militaires. Le Gouvernement considère peut-être qu'il n'y a pas de risque ; moi je considère qu'il y en a un.

Par ailleurs nous ne pouvons pas laisser s'allonger la liste de l'« itarisation » de nos pièces critiques, notamment les robinets. La conséquence en serait très simple : le gouvernement américain pourra nous empêcher de vendre nos sous-marins. Nous ne sommes pas en situation de courtoisie avec nos amis américains : nous avons des intérêts nationaux à défendre. Nous ne demandons pas au ministère d'obliger Velan à vendre Segault, mais d'empêcher l'OPA de Flowserve Corporation. J'ai demandé à M. Le Maire de faire usage du décret du 14 mai 2014, d'autant qu'il est ministre de la souveraineté industrielle. C'est le moment de le montrer !

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Cet après-midi même, lors de la séance des questions au Gouvernement, Mme Olivia Grégoire a eu l'occasion de répondre à une question sur le dossier Segault, réaffirmant que le Gouvernement sera extrêmement vigilant et que la procédure de contrôle des investissements étrangers en France sera appliquée. La publicité de votre démarche et, d'une manière générale, le projecteur braqué sur cette entreprise ont permis d'avancer.

Concernant l'application du décret Le Maire dans l'affaire Carrefour, il y avait un enjeu de sécurisation de l'approvisionnement, dans une période où la souveraineté alimentaire et le pouvoir d'achat sont devenus des considérations très importantes.

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Je ne pense pas que la sécurité de l'approvisionnement alimentaire soit en jeu dans la prise de contrôle d'une chaîne de supermarchés, d'autant qu'il existe d'autres supermarchés et qu'il ne s'agit que de la distribution et non de la production. Avoir laissé partir Technip, Lafarge, Alcatel, Alstom et beaucoup d'autres me paraît être beaucoup plus problématique. Cela s'est pourtant produit alors que c'est le même gouvernement qui est aux affaires ! C'est bien de se réveiller, mais encore faut-il le faire sur des sujets pertinents. La puissance nationale n'est pas une affaire de supermarchés mais de technologies, de brevets et de capacité économique et industrielle.

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J'entends bien. La commission d'enquête présidée par Olivier Marleix, et dont le rapporteur était Guillaume Kasbarian, a d'ailleurs formulé d'excellentes préconisations sur ce sujet. Pour notre part nous nous intéressons à des champs un peu moins dans la lumière : ingérences, interférences, influences de plus en plus présentes dans le débat politique et informationnel.

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En tant que ministre, avez-vous été la cible de tentatives d'ingérence visant à influencer votre position ou celle de votre cabinet, par exemple lors du rachat d'une entreprise stratégique ? Avez-vous reçu des « visiteurs du soir » ou eu à connaître des actions de lobbying ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

À titre personnel, non. Mon équipe, elle, a peut-être pu avoir cette sensation. Je n'ai pu faire un tour d'horizon de mes principaux collaborateurs avant cette audition, mais ils avaient des consignes extrêmement strictes de prudence. Il m'est arrivé une fois de faire un signalement au procureur de la République sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale. Ce n'était pas un cas dont j'avais été le témoin, mais on m'avait rapporté un certain nombre d'éléments constitutifs d'infractions pénales. Je l'ai fait à plusieurs reprises au cours de ma carrière de parlementaire car la loi est le bien commun : quand on voit une infraction, on ne peut pas détourner le regard.

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Dans le cadre des arbitrages politiques que vous avez eu à connaître, avez-vous eu le sentiment que des positions étaient prises non pour des raisons idéologiques, mais parce qu'elles étaient orientées par une ingérence étrangère ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Je n'ai pas ce souvenir. J'ai en mémoire des confrontations politiques, des débats extrêmement difficiles sur les orientations à prendre, mais je n'y voyais que de la sincérité. Ce n'étaient pas des forces occultes qui étaient à l'œuvre en face de moi, mais des convictions : c'est le plus difficile !

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Vous avez bien décrit les mécanismes de l'ingérence économique, évoquant beaucoup les États-Unis et un peu moins la Chine. Dans le cadre de vos fonctions, avez-vous eu connaissance d'entreprises qui auraient été préemptées par des entreprises étrangères autres qu'américaines ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

J'ai orienté mon analyse sur la confrontation avec les deux empires qui structurent géopolitiquement et économiquement le paysage mondial, c'est-à-dire les États-Unis et la Chine. Tous les autres pays sont en situation semblable à celle de la France, c'est-à-dire qu'ils sont trop petits pour jouer un rôle. Quant à l'Union européenne, elle est politiquement incapable de se hisser au niveau des menaces qui nous guettent.

Concernant la question numérique, que j'ai peu abordée, je vais vous remettre un document qui m'a été transmis par trois experts de l'intelligence numérique. Je ne suis pas en mesure de reprendre à mon compte les explications de ces experts parce que cela dépasse mes compétences, mais leur analyse est extrêmement inquiétante. Selon eux, les formes nouvelles de guerre économique, par l'utilisation de l'intelligence artificielle couplée à la gouvernance des identités et des accès informatiques, sont les nouveaux chevaux de Troie des empires, essentiellement de l'empire américain. Ils m'ont prié de transmettre ce document aux autorités compétentes ; cette note étant signée, vous pourrez interroger les personnes concernées.

Nous sommes devenus une colonie numérique des États-Unis, ce qui pose un problème en matière de souveraineté informationnelle et de maîtrise de nos données. Les BATX chinois – Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi – n'entrent pas encore chez nous mais ils le pourraient. Si les Américains et les Européens n'avaient pas pris de mesures contre Huawei, peut-être n'en serions-nous pas là.

Nous nous sommes habitués à l'existence d'un abus de position dominante du moteur de recherche Google. Allez dans n'importe quel pays asiatique : Google y est absent. Nous nous sommes habitués à passer des accords économiques avec Google, Microsoft – même les armées en sont là ! Il nous faut sortir de cette situation, à laquelle nous nous sommes accoutumés, de colonisés numériques. Tous les autres pays du monde en sont à peu près au même point, mais certains ont organisé leur défense. Nous en avons les moyens : il ne nous manque que le leadership politique, d'abord au niveau européen mais également au niveau national. Nous avons un retard stratégique dans le déploiement de moyens de défense. L'application du décret de 2014 devrait être automatique !

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D'autres pays ont été cités en matière d'ingérence, notamment l'Inde et la Russie. J'imagine qu'ils ont leurs propres méthodes, même si elles n'ont pas le caractère extraterritorial du droit américain ; mais peut-être n'en avez-vous pas eu connaissance. Par ailleurs l'Europe ne reste pas les bras croisés : elle organise le marché du numérique, comme le montrent les règlements DSA – Digital Services Act – et DMA – Digital Markets Act. Une loi française sera bientôt déposée pour compléter la protection dans les domaines du numérique et de la défense.

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Je m'en réjouis, monsieur le député !

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Les relations économiques avec la Russie, sous les mandats de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, étaient favorables, de grandes entreprises françaises réalisant des investissements dans ce pays. Avez-vous eu à connaître de tels investissements quand vous étiez ministre ? Auraient-ils pu être liés à une influence russe auprès de personnes influentes ou ayant un pouvoir de décision en France ?

Par ailleurs la Russie, dans sa volonté d'accroître sa puissance et de maîtriser les technologies dont elle était dépendante, a-t-elle eu la tentation d'investir en France, par exemple dans Technip ?

Avez-vous des informations concernant les pays du Golfe, notamment les monarchies pétrolières ? Avez-vous été informé de tentatives de montée au capital d'Areva sous le mandat précédent, ou de la volonté de fonds souverains, de fortunes personnelles ou institutionnelles liées aux monarchies du Golfe d'investir dans notre pays ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

À l'époque nous étions engagés dans une politique de coopération étroite, à la fois politique et économique, avec la Russie. Accompagnant le Président de la République, j'ai le souvenir de débats assez agités avec M. Poutine du fait de nos divergences de fond, mais nos deux nations coopéraient, y compris dans le secteur nucléaire – Rosatom et Areva travaillaient ensemble –, secteur dans lequel la collaboration se poursuit en dépit des événements ukrainiens puisqu'il est exempt de sanctions.

C'est moi qui suis allé chercher des investisseurs en Russie. Pour mener à bien la nationalisation des hauts fourneaux de Florange j'ai fait, pour ainsi dire, le tour du monde ; j'ai demandé à dix de nos ambassadeurs auprès de pays où étaient installées des industries sidérurgiques – Brésil, Italie, Russie, Canada et Japon, notamment – de prendre contact avec de potentiels co-investisseurs à la reprise des hauts fourneaux qu'ArcelorMittal abandonnait lâchement. Je me souviens d'une discussion avec un industriel russe qui avait été candidat malheureux face à Mittal dans l'offre publique d'achat (OPA) que celui-ci avait réussie quelques années plus tôt.

Nous étions dans un univers purement coopératif et, j'allais dire, amical. Nos positions très divergentes sur la Syrie n'empêchaient pas une coopération active dans tous les segments de l'action publique. Jean-Pierre Chevènement avait d'ailleurs été nommé par le Président de la République pour assurer le lien permanent entre les autorités russes et françaises, à l'instar de Jean-Pierre Raffarin avec la Chine. Un choix politique avait été fait, qui guidait tout le reste. Mais c'était une autre époque.

S'agissant des pays du Golfe, je me rappelle l'affaire du fonds Banlieue financé par le Qatar. Il était pour le moins curieux qu'une puissance étrangère se substitue à l'État défaillant pour sauver les banlieues françaises. Le projet a donc été réajusté.

C'est nous qui allions discuter avec les Émirats arabes unis, où la France dispose d'une base militaire. J'ai effectué un voyage officiel avec le Président de la République au cours duquel nous discutions avec les détenteurs de fonds ; ils nous interrogeaient sur l'économie française et sur la capacité de notre pays à accueillir leurs éventuels investissements. Là aussi, la coopération était active et amicale, même si Areva avait échoué à construire une centrale nucléaire dans le pays.

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Le réacteur Osiris qui, géré par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), produisait des matières radioactives destinées à l'usage médical, a été mis à l'arrêt en décembre 2015 après moult prolongations et mésaventures liées au grave retard pris dans la conception et la construction de son successeur, le réacteur Jules Horowitz.

Avez-vous eu à négocier avec la Russie la création d'une filière d'importation de ces isotopes radioactifs à usage médical ? Agnès Pannier-Runacher a confirmé que la France est aujourd'hui totalement dépendante des importations de ces matières indispensables à la radiographie et à la radiothérapie.

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Si vous me le permettez, je vous répondrai par écrit après avoir interrogé mes anciens collaborateurs car je n'ai pas de souvenirs précis sur ce point.

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Comment votre ministère travaillait-il avec les chambres de commerce bilatérales, telles que Dialogue franco-russe, pour la Russie, et l'Amcham – American Chamber of Commerce –, pour les États-Unis ?

Ces organismes relèvent-ils de l'influence traditionnelle ou pourraient-ils faire l'objet de tentatives d'ingérence, notamment grâce aux liens privilégiés avec des responsables d'entreprises ? Sont-ils surveillés par les autorités françaises ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Je ne vois pas malice dans les chambres de commerce. D'après mon expérience, elles sont un formidable vecteur de promotion de notre pays, et permettent de nouer des accords entre les entreprises. Je n'y vois que des lieux de rencontres.

J'ai accueilli une délégation de la chambre de commerce franco-saoudienne à Chalon-sur-Saône pour visiter les installations d'Areva. Nous essayions alors de convaincre l'Arabie saoudite de choisir le réacteur français – nous avons échoué. J'ai le souvenir d'années d'efforts de la chambre de commerce.

Une chambre de commerce réunit les amis des deux pays. Elle est utile pour le rayonnement de notre pays et pour l'exportation de ses savoir-faire. Je n'y vois donc aucune difficulté, d'autant que les activités sont tout à fait transparentes. Les ambassadeurs, les consuls et les diplomates, très présents, font vivre ces enceintes où les échanges sont toujours diplomatiques et policés. En résumé, les chambres de commerce sont un outil très intéressant.

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Monsieur le président, vous avez fait allusion à d'autres structures, qui sont plus des cénacles ou des officines, dans lesquelles la transparence n'est pas toujours de mise, qu'il s'agisse de leurs membres, de leurs intérêts ou de leurs financements. Je me garderai bien de mettre sur le même plan le réseau des chambres de commerce et d'autres structures plus opaques telles que le Dialogue franco-russe, présidé par Thierry Mariani, et dans lesquelles les interférences et les ingérences sont sans doute plus habituelles.

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M. Pierucci a été arrêté en 2013. Selon vos déclarations devant la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France, vous n'en avez pas été informé.

Avez-vous connaissance d'autres exemples d'arrestation de cadres au sein de pays étrangers, qu'il s'agisse de démocraties ou d'États autoritaires ? S'agit-il, selon vous, d'un moyen d'influencer la politique d'une multinationale ou d'un pays ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Je ne dispose d'aucun recensement des arrestations pour motif économique. On en connaît deux célèbres – celle de M. Pierucci et celle de M. Ghosn –, avec les conséquences que l'on sait pour les entreprises concernées.

Lorsque M. Pierucci a été arrêté, je n'ai pas été alerté par le consul, qui lui a pourtant rendu visite dans sa geôle. Alors que je recevais quantité de télégrammes diplomatiques du monde entier sur des sujets microscopiques, aucun ne m'est parvenu sur la situation de M. Pierucci. C'est un point d'alerte : le réseau diplomatique n'a pas fait son travail. Il doit être en état de veille permanente sur l'ingérence économique.

M. Pierucci n'a pas cédé, et il faut en rendre hommage à son patriotisme face à la pression qu'il subissait pour plaider coupable et incriminer son entreprise ainsi que ses dirigeants, dans le but de permettre un rachat d'Alstom à prix cassé – c'est ce qui s'est passé malgré tout. M. Pierucci a raison de parler de prise d'otage légale. Il a refusé de pactiser avec le procureur de général de New York, lequel lui proposait de devenir agent secret pour le compte des États-Unis et de trahir une entreprise française. Tel était le prix de son maintien en liberté, si j'ai bien compris. On est en droit de s'interroger sur l'absence de réaction diplomatique sérieuse.

Lors de la conférence de presse que les deux chefs d'État ont tenue à l'issue de la visite du président français, l'affaire Snowden a été évoquée d'une phrase : je le raconte dans le petit opuscule que j'ai cru devoir écrire pour que l'on se souvienne des leçons à tirer de cette période. Alors qu'il s'agissait d'une ingérence majeure, le sujet n'a donné lieu à aucune réaction d'ampleur. Ce qui s'est passé à l'époque me paraît extrêmement grave. Nous n'avons eu connaissance de l'ingérence américaine que grâce à M. Snowden, et nous en avons vu les conséquences à travers le sort réservé à M. Pierucci.

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Après le voyage officiel aux États-Unis, que vous répondent le Président de la République, le Premier ministre ou d'autres membres du Gouvernement lorsque vous les interrogez sur le silence qui règne sur une ingérence avérée de la part d'un allié – ingérence dont l'Allemagne a aussi été victime ? Répond-on à vos questions ? Vous oppose-t-on au contraire un silence poli, comme le laisse supposer votre récit dans l'ouvrage que j'ai pu lire ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Vous posez, en somme, une question institutionnelle. La politique étrangère relève du Président de la République et du ministre des affaires étrangères qui lui est subordonné. Le Premier ministre n'entre pas dans ces considérations : telle est la répartition des rôles au sein de cette dyarchie instable que forment le Président et le Premier ministre. Le Président de la République a autorité sur la diplomatie et mène les négociations avec les chefs d'État.

On ne peut pas dire qu'il n'en a pas parlé. On peut dire qu'il en a peu parlé. Les deux chefs d'État ont trouvé les modalités d'un arrangement ; reste qu'il est impossible, pour un ministre de l'économie, d'interroger le Président de la République et de lui demander des comptes sur son activité diplomatique. Le Président rend des comptes à sa conscience, au peuple lorsqu'il veut bien s'y soumettre et à ceux à qui il veut bien parler de ce qu'il fait. Lorsque vous êtes ministre de l'économie ou ministre tout court, vous questionnez le Président sur les arbitrages à venir, mais vous ne demandez pas de comptes rendus d'exécution sur ce qu'il a fait, en bien ou en mal. Cela relève de son autorité, laquelle ne se partage pas. Je vous parle ici des pratiques et de ce que l'on peut retenir des textes qui régissent nos institutions.

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Je pensais plutôt, de façon sous-jacente, à d'éventuelles pratiques informelles, à des dialogues hors cadre institutionnel, d'homme à homme.

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

C'est une très bonne question, mais il y a des sujets sur lesquels on n'a pas de réponse…

Le temps de cerveau disponible d'un Président de la République, pour ses ministres, est réservé à toutes les questions brûlantes, non aux questions passées dont il se débrouillera en rendant des comptes devant le peuple français si celui-ci, un jour, lui en demande.

Il est très difficile d'obtenir du Président de la République des explications sur ce qu'il fait ou ne fait pas. Sur les questions économiques, les relations étaient déjà assez tumultueuses, difficiles, j'allais dire conflictuelles. Donc il était très compliqué d'aborder des sujets extérieurs à mon domaine de compétences. Il est vrai que c'était une période assez difficile, où le collège gouvernemental était divisé.

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Quand vous avez eu connaissance de la situation de M. Pierucci et de ses implications pour Alstom, avez-vous cherché à intervenir ? Je me souviens qu'il a obtenu une libération conditionnelle grâce au versement d'une caution par des amis américains. Il est revenu en France pour voir sa famille avant de retourner aux États-Unis finir sa peine, afin de ne pas mettre en péril le patrimoine de ses amis. Compte tenu des relations juridictionnelles qui existent entre nos deux pays, il aurait pu rester en France sans risquer d'être extradé. Il a fait un choix courageux.

Lorsqu'il est revenu en France, l'avez-vous rencontré ? Avez-vous cherché à l'aider ? L'État français a-t-il été au rendez-vous ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Il est venu me voir à titre privé je n'étais plus membre du Gouvernement à ce moment-là – pour me remercier d'avoir appelé sa femme et essayé de trouver des solutions. Il voulait aussi que nous confrontions nos deux expériences, moi au ministère et lui dans sa prison, au sujet de cette entité qui avait pour nom Alstom.

Il m'a fait part de son souhait d'honorer son engagement pour que la caution de plusieurs millions qui lui avait été prêtée soit restituée à ses amis. Lorsqu'il est retourné aux États-Unis pour se constituer prisonnier, l'État n'était absolument pas présent à ses côtés. Il eût pourtant été nécessaire d'aider un compatriote dans la difficulté sur une affaire comme celle-là, dans laquelle l'État aurait pu faire d'autres choix. Toujours est-il qu'il n'a pas trouvé, à l'époque, de soutien au sein de l'État.

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On connaît des cas de Français soupçonnés d'être impliqués dans des trafics à l'étranger – en Indonésie ou au Mexique, par exemple. L'État, par la voie consulaire et parfois même par des interventions gouvernementales, intervient. Chacun de nos compatriotes a le droit à la même protection de la part de la nation. Je peine à comprendre comment, dans le cas d'espèce et compte tenu de la gravité de l'affaire, l'État a pu être aussi passif. A-t-il oublié ? Y a-t-il eu de sa part une défaillance technique, ou politique, voire une volonté délibérée de ne pas intervenir ?

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Arnaud Montebourg, ancien ministre

Lorsque nous nous sommes aperçus du sort qui était réservé à M. Pierucci, un de mes collaborateurs a appelé son épouse qui était à Singapour. Terrorisée par la pression qu'exerçait l'État américain sur son mari, elle nous a demandé de ne surtout pas intervenir. Elle souhaitait que son mari organise sa défense selon ses propres moyens pour éviter d'aggraver sa situation. Nous avons parfaitement compris ce choix. Ensuite, nous sommes arrivés au dénouement de l'affaire Alstom, la vente.

Lorsque j'ai revu M. Pierucci après avoir quitté mes fonctions, il m'a expliqué que l'État n'avait rien fait pour faciliter son retour en France. Lorsqu'un ressortissant est emprisonné à l'étranger, le Quai d'Orsay fait en sorte qu'il exécute sa peine en France. Or rien n'avait été fait en ce sens. L'avocat de M. Pierucci, que je connaissais un peu pour avoir été un de ses confrères dans ma jeunesse, m'avait confié son optimisme quant à un transfert en vue d'une exécution de la peine en France ; mais il n'en restait alors que très peu à purger. L'intervention de l'État s'est faite sur le tard, à une époque où je n'étais plus en fonctions. M. Pierucci vous raconterait son histoire mieux que moi, vous devriez l'interroger. Il vous dira quels ont été ses contacts avec l'État.

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Je vous remercie du temps que vous avez consacré à notre commission et des réponses que vous nous avez données. Si vous souhaitez apporter un complément par écrit à certaines questions, je les transmettrai évidemment à l'ensemble des commissaires.

La séance s'achève à vingt heures quinze.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Constance Le Grip, M. Jean-Philippe Tanguy

Excusée. – Mme Anne Genetet